Feuilleton de l'été / Marguerite Cazeneuve
Feuilleton de l'été
Marguerite Cazeneuve
Série d’été - ces jeunes leaders qui construisent la France de demain / Marguerite Cazeneuve, directrice déléguée de la Caisse nationale de l’assurance maladie
Pasionaria de la protection sociale, Marguerite Cazeneuve s’est forgée, parfois dans la douleur, une expertise dont profitèrent le président de la République Emmanuel Macron ainsi que les Premiers ministres Edouard Philippe et Jean Castex. Celle qui a fait ses armes à Bercy et avenue de Ségur a fort à faire comme numéro deux d’une institution déployant plusieurs centaines de milliards d’euros par an pour préserver la santé de la population.

“C’est sans doute la décision la plus impactante de toute ma carrière”. L’automne 2014 vient de rendre l’âme quand, seize mois après avoir intégré, au sortir de ses études, le cabinet de conseil en stratégie le plus sélect de la planète, Marguerite Cazeneuve fait un choix on ne peut plus surprenant aux yeux de son entourage et de ses anciens condisciples d’HEC. “L’on a pensé que j’étais dingue et que cela n’avait aucun sens de quitter si tôt McKinsey pour rejoindre une obscure sous-direction de la Sécurité sociale, le chemin se faisant d’ordinaire dans l’autre sens, du public vers le privé”, confie-t-elle à WanSquare. “Il est vrai que ce n’était pas nécessairement rationnel, je n’avais pas voulu faire l’Ecole nationale d’administration (ENA) et cela aurait pu mal se terminer”, reconnaît-elle.
Il faut dire que durant son cursus à Jouy-en-Josas, la jeune femme réalise, à travers ses stages, qu’il lui sera philosophiquement inenvisageable de servir durablement les intérêts d’une entreprise privée. “Je suis entrée chez McKinsey car je voyais cela comme une ‘troisième année de master’. C’est une bonne école pour apprendre à être performant de manière généraliste mais je n’allais pas y faire de vieux os”, explique-t-elle, se remémorant qu’à l’époque, elle pensait à terme rejoindre l’Etat ou le secteur associatif.
Revendiquant avoir une fibre sociale et se disant animée depuis longtemps par la chose publique, Marguerite Cazeneuve mènera, pour le compte de la firme américaine, une mission visant à identifier les opportunités en matière de gains d’efficience pour le système de santé hexagonal, comme une meilleure pénétration des médicaments génériques. Elle s’avèrera déterminante dans son parcours.
Choc des cultures à la Sécu
La jeune femme tape dans l’œil de Thomas Fatôme, directeur de la Sécurité sociale, qui lui propose de le rejoindre en qualité de secrétaire générale du pilotage de l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam – montant voté annuellement par le Parlement censé ne pas être dépassé).
Elle ne s’acclimatera pas immédiatement au ministère de la Santé. “La culture de l’administration est très particulière, il faut du temps pour acquérir les codes”, déclare celle qui mettra plus de trois mois à retrouver le chemin de son “bureau individuel de deux mètres carrés” sans se perdre.
Durant cette période, pendant laquelle François Hollande est le chef de l’Etat et les socialistes majoritaires à l’Assemblée nationale, il se produit une anomalie statistique : les données montrent que l’Ondam voté et exécuté apparaissent en ligne quand les dépassements étaient la norme depuis sa création par le plan Juppé en 1996. “Il y a toujours eu cette suspicion vis-à-vis de la gauche sur sa capacité à tenir les comptes publics or la gauche de gouvernement tient extrêmement bien les comptes publics”, affirme Marguerite Cazeneuve.
Dans le (très) dur à Bercy
Elle aura justement bientôt l’occasion de côtoyer de près ceux qui façonnent la politique budgétaire française. En mai 2016, après que Thomas Fatôme a plaidé en ce sens, elle est nommée conseillère en charge des comptes sociaux aux cabinets de Michel Sapin, ministre des Finances, et Christian Eckert, secrétaire d’État chargé du Budget et des Comptes publics.
“C’est de très loin la plus haute marche que j’ai dû gravir”, souligne-t-elle. “Ma culture de l’Etat était insuffisante ; à la Sécurité sociale je faisais du pilotage de projets et de dépenses : je savais compter, modéliser sur Excel et surtout mobiliser les gens, mais cela n’avait rien à voir avec la conduite de l’objet législatif qu’est le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) qui ne concerne donc en plus de cela pas uniquement la santé”, indique-t-elle.
L’on dit souvent que comprendre les finances des collectivités locales n’est pas une mince affaire mais "appréhender ceux de l’ensemble de la sphère sociale est d’une difficulté éminemment supérieure et fait de ce poste l’un des plus techniques de la République”, juge Marguerite Cazeneuve.
Les trois premiers mois seront éprouvants. Ses lacunes lui apparaissent gigantesques. Tandis que guette le syndrome de l’imposteur, nuits blanches pour “apprendre un milliard de choses sur les comptes sociaux” sous le regard exigeant de son binôme Morgan Delaye (en charge de la partie recettes sociales, devenu un ami) s’enchaînent. “Sur le coup je n’avais pas le sentiment d’être une excellente conseillère, mais cette période d’apprentissage à marche forcée m’a permis de maîtriser véritablement mon sujet pour la suite”, confesse-t-elle.
La jeune femme se sent comme la dernière de la classe et est époustouflée par le brio intellectuel de certains hauts fonctionnaires. “A HEC et chez McKinsey, il y avait des gens malins, mais au sein de l’Etat je suis tombée sur des cerveaux incroyables”, souligne-t-elle.
Si Marguerite Cazeneuve vit une ère éprouvante de sa carrière sur le plan professionnel, le versant intime connaît meilleure fortune. Des réunions de travail entre Bercy et Matignon l’amènent à nouer des liens avec Aurélien Rousseau, directeur de cabinet adjoint du Premier ministre Manuel Valls. Quelques années plus tard, il deviendra son époux et le père de son fils.
Emmanuel Macron, si près, si loin
A l’approche de l’automne 2016, alors qu’elle a fait siennes les arcanes du PLFSS, Emmanuel Macron, auquel son nom sera longtemps associé à l’avenir, annonce se présenter à l’élection présidentielle. “Au cabinet, chacun essayait de savoir qui pouvait être compatible avec lui. Etant de centre-gauche, c’était mon cas”, se rappelle-t-elle, précisant de ne pas avoir participé à sa campagne par loyauté envers Michel Sapin et Christian Eckert. “Durant mon passage à Bercy, nous travaillions dans le même bâtiment quand il était ministre de l’Economie mais nous n’avions pratiquement aucun contact avec son équipe”, ajoute-t-elle.
Une fois Emmanuel Macron élu à la magistrature suprême, Marguerite Cazeneuve rejoindra Matignon et sera conseillère “protection sociale et comptes sociaux” partagée avec l’Elysée. Le président de la République ne sera pas à l’origine de ce mouvement. C’est Thomas Fatôme qui se rappelle au bon souvenir de la jeune femme alors âgée de 29 ans. L’ancien patron de la Sécu a été choisi comme second par Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du Premier ministre Edouard Philippe.
Au cours des premiers dix-huit mois, c’est auprès du Premier ministre que Marguerite Cazeneuve sera presque exclusivement sollicitée. “J’étais sur des sujets techniques qui relèvent davantage de Matignon et de la coordination interministérielle, notamment la préparation et le pilotage du PLFSS”, détaille-t-elle. Durant cette période, elle conduira aussi la “stratégie nationale autisme au sein des troubles du neuro-développement” visant à massifier le repérage et l’accompagnement précoce des enfants de 0 à 6 ans ou encore l’intermédiation de la CAF en matière de versement des pensions alimentaires. Elle juge “très structurante” cette dernière réforme eu égard au fait que les familles monoparentales sont une catégorie de la population surreprésentée parmi les ménages vivant en-dessous du seuil de pauvreté et déplore qu’elle soit insuffisamment connue.
Désillusion elyséenne sur la retraite à points
Puis, après la crise des gilets jaunes, en réponse à laquelle Marguerite Cazeneuve planchera sur le renforcement de la prime d’activité pour doper le pouvoir d’achat des travailleurs les moins aisés, une problématique au moins aussi politique entre en scène : la mise en place d’un système universel de retraites. C’est vraiment à ce moment-là qu’elle fera la connaissance d’Emmanuel Macron et d’Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée, dont elle devient de surcroît la principale collaboratrice en 2019. “Mon poste devint beaucoup plus politique et exposé”, rapporte-t-elle.
Finalement abandonnée par l’exécutif en raison de l'apparition du Covid-19, cette réforme, soutenue par la CFDT, était pourtant “hyper-redistributive”, défend Marguerite Cazeneuve. “C’est un échec et un regret personnel”, avoue-t-elle.
Alors que le chef de l’Etat a décidé d’une nouvelle réforme paramétrique en 2023, notamment en repoussant l’âge d’ouverture des droits à la retraite (Aurélien Rousseau en sera l’un des architectes en tant que directeur de cabinet de la Première ministre Elisabeth Borne), la France conduira-t-elle un jour une transformation de nature systémique ? “La leçon de 2020 est que l’on ne peut pas faire une réforme qui concernerait le stock, c’est-à-dire qui toucherait l’ensemble des personnes sur le marché du travail, mais seulement sur le flux, ce qui suppose de la faire à brève échéance si l’on désire limiter le temps d’attente pour en récolter les fruits”, estime-t-elle. “Notre système de retraites n’a pas de sens, il créé beaucoup d’inégalités”, peste-t-elle.
Ascension à Matignon
La passionnée de cinéma tombera enceinte à l’occasion de ce dossier inflammable et accueillera la vie dans des circonstances pour le moins atypiques. “J’ai accouché cinq jours après le début du premier confinement. Aurélien était le directeur général de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France et participait, depuis la maternité des Bluets où je me trouvais, au “20 heures” pour faire le point sur la pandémie", indique-t-elle.
Après deux mois de congé maternité, elle signe son retour à l’Elysée auprès d’Alexis Kohler et sera contactée par Nicolas Revel, directeur de la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam), qui souhaite qu’elle devienne sa numéro deux.
Ils travailleront ensemble. Toutefois, ce ne sera pas à la Cnam. En effet, à la faveur du remaniement de juillet 2020, le petit-fils de Nathalie Sarraute se voit nommé directeur de cabinet du nouveau Premier ministre Jean Castex. Il propose alors à Marguerite Cazeneuve de devenir cheffe du pôle "santé, solidarités, protection sociale".
Quand il n’y a plus de covid-19, il y en a encore
Elle accepte, un peu à contrecœur, de tenir la barre jusqu’à la fin de l’été. “C’est extrêmement usant sur le plan mental et physique de travailler à Matignon”, justifie-t-elle. Toutefois, dès juillet 2020, le virus refait des siennes, poussant Marguerite Cazeneuve à prolonger de neuf mois son séjour rue de Varenne auprès de Nicolas Revel.
“J’ai eu peur durant cette période, nous étions face à une très grande incertitude, c’était une véritable dystopie”, témoigne-t-elle. Les moments de détresse cèdent la place à des lueurs d’espoir et inversement. Les conseils de défense Covid-19 se multiplient chaque semaine avec le Président de la République et le Premier ministre. Chaque jour connaît un nouveau rebondissement, comme celui où, tandis que la campagne de vaccination s’apprête à être lancée, Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique covid-19, l’appelle pour lui signifier qu’a émergé un variant sud-africain résistant au vaccin. "Je me revois montant immédiatement dans le bureau de Nicolas Revel pour le prévenir, commençant à cartographier mentalement les implications de cette nouvelle information”, raconte-t-elle, estimant que le Président de la République, le gouvernement, l’Etat, les collectivités locales et plus généralement les services publics ont tenu bon lors de cette crise. “Ils ont essuyé de nombreuses critiques injustes”, soutient-elle. ” Viendra le jour où l’on fera un bilan objectif de la façon dont ce choc a été géré en France”, veut-elle croire.
Marguerite Cazeneuve pilotera la gestion de l’épidémie jusqu’en mars 2021 avant d’occuper le poste que son “papa administratif” Thomas Fatôme, successeur de Nicolas Revel à la tête de l’Assurance Maladie, lui garde au chaud depuis un an : celui de directrice déléguée de la Cnam.
Comptes dans le rouge vif
La jeune femme a fort à y faire alors que le déficit de la branche maladie de la Sécurité sociale s’élevait à 11,1 milliards d’euros en 2023. Certes, il a été divisé par près de trois depuis son pic de 2020 en raison de la fin de la pandémie qui avait entraîné une explosion des dépenses et un effondrement des recettes. Cependant, sa réduction a mangé son pain blanc.
De fait, les dépenses d’assurance maladie, qui devraient s’afficher à plus de 250 milliards d’euros en 2024, progressent tendanciellement (hors mesures nouvelles) plus vite, entre autres du fait du vieillissement de la population, que les recettes du régime. De sorte que dégager plusieurs milliards d’euros d’économies chaque année n’est pas facultatif pour converger vers l’équilibre.
Les pathologies qui ont le plus nourri cette vigueur des dépenses sur les années récentes sont les cancers actifs, mais aussi les maladies psychiatriques et les maladies cardiovasculaires chroniques, peut-on lire dans un rapport de la Cnam réalisé en prévision du PLFSS 2025.
Protectrice vigilante de l’Etat-providence
Marguerite Cazeneuve estime qu’à court terme, il est possible d’intensifier les efforts d’économies notamment en matière de lutte contre le gaspillage, et de lutte contre la fraude, notamment grâce au numérique où la France fait partie des meilleurs élèves à l’échelle mondiale et à l’intelligence artificielle. Reste qu’il faut parallèlement, “poursuivre l’intensification de l’effort financier en matière de prévention ; il ne faut surtout pas rogner sur ce poste qui a un impact médico-économique majeur à moyen et long termes et qui est le principal levier de lutte contre les inégalités sociales de santé”, avance-t-elle
Exaspérée d’entendre fréquemment dénigrer l’Etat social du pays des Lumières, l’ancienne élève d’HEC juge que les critiques faisant valoir que le système de santé est complètement à la traîne sont infondées.
“Nous sommes enviés par de nombreux pays européens et du reste du monde. Par exemple, une étude récente de la Drees [service statistique du ministère de la Santé, ndlr] montre que nous sommes nettement meilleurs que l’Allemagne sur la gestion hospitalière : nous avons moins de lits d’hospitalisation complète (5,2 contre 7,8 pour 1000 habitants), mais trois fois plus de places en hospitalisation partielle (1,2 contre 0,4) ; "fermetures de lits !" disent certains, sauf que cela revient à regarder la situation avec les mauvaises lunettes", explique-t-elle.
En conséquence de quoi, "l’Allemagne ne compte plus que 0,6 ETP de personnel soignant par lit contre 1,6 en France. Si la situation du personnel soignant et de nombreux établissements reste critique en France, il n’en demeure pas moins que notre pays a réussi son virage ambulatoire quand la situation paraît insoutenable médicalement, humainement et financièrement outre-Rhin", argue la femme en charge de la gestion et de l’organisation des soins.
Le plat familial qui se mange froid
Marguerite Cazeneuve, qui a coordonné le programme présidentiel "santé" d’Emmanuel Macron en 2022, se voit toujours servir la puissance publique dans les temps à venir.
Qu’en est-il de la politique ? Franchira-t-elle le pas comme son père, Jean-René Cazeneuve, député Ensemble et ex-rapporteur général du Budget à l’Assemblée nationale, son frère, Pierre Cazeneuve, député Ensemble, ou encore son mari, Aurélien Rousseau, député du Nouveau Front Populaire (NFP) et ancien ministre de la Santé ? “Le terrain est un peu saturé”, ironise la sociale-démocrate.
Aujourd’hui, Marguerite Cazeneuve se sent plus utile à l’Assurance Maladie qu’elle ne pourrait l’être en première ligne en politique. Elle aimerait en faire un jour, mais ne se sent pas prête à ce stade, considérant ne pas disposer encore de l’ensemble des nombreuses compétences qu’elle estime nécessaires pour réussir et être utile au pays. “Il faut attendre le bon moment”, déclare celle qui juge indispensable de savoir prendre le pouls du pays, et ainsi soit d’en passer par une expérience d’élue locale, soit en poursuivant le travail de terrain qu’elle conduit aujourd’hui auprès des soignants partout en France.
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