Chronique
Drogues : la France sous la vague
par Jean-Baptiste Noé

Vingt morts par balle à Marseille depuis le début de l’année, soit en moyenne un par semaine. Des règlements de compte opérés loin des quartiers traditionnels de la criminalité, mais qui visent à chaque fois à éliminer des hommes du clan adverse. Ces fusillades sont la manifestation visible de la vague de drogue qui submerge l’Europe et la France. Dans les métropoles et les villes limitrophes, mais aussi, de plus en plus, dans les villes moyennes de province, où circulent cannabis et cocaïne.

Sous le double effet de la baisse des prix et de la hausse de la production, la consommation n’a cessé de croître et donc, avec elle, les trafics. Dans un ouvrage d’enquête qu’il vient de publier sur le sujet, Drugstore, (Le Cerf, 2023) Michel Gandilhon, qui travaille depuis de longues années pour différents organismes de lutte contre les drogues, donne des chiffres qui montrent l’ampleur du phénomène : 5 millions de consommateurs annuels pour le cannabis, en hausse de 45 % depuis le début des années 2000, quand la consommation de cocaïne a été multipliée par cinq.

Géographie des drogues

Cocaïne d’Amérique latine, cannabis du Maghreb, héroïne d’Afghanistan, la géographie des drogues suit celle des terroirs où poussent les plantes qui en sont les bases. Mais les événements de politique intérieure contribuent aussi à cette production et cette diffusion. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ont longtemps participé à la production et à la diffusion de la cocaïne afin de financer leurs activités terroristes. L’effondrement politique de l’Afghanistan n’est pas étranger à la croissance des plantations de pavot et, en Afrique de l’Ouest, la faillite de nombreux États, dont le Nigeria, contribue à l’essor de la production de drogues de synthèse, consommées sur place, mais aussi exportées.

Trafics de migrants et trafics de drogue s’entremêlent, les premiers étant utilisés par les réseaux mafieux pour travailler dans les usines de production implantées clandestinement en Europe. L’Albanie, comme État failli, a vu prospérer des réseaux de criminalités désormais implantés en Italie et en France. Dans les années 2010, les mafias albanaises s’installent à Lyon et dans le Rhône puis s’étendent dans l’Allier et le Puy-de-Dôme. La drogue sort des grandes villes pour s’étendre dans les campagnes et les villes rurales où une nouvelle population s’adonne à sa consommation, ce qui va de pair avec l’essor des trafics et donc des violences.

Une chaîne mondiale

Du producteur au consommateur, c’est toute une chaîne mondiale de la drogue qui se fortifie et se développe pour assurer les trafics et les échanges. Si la répression est aussi difficile, c’est que nombreux sont ceux qui en vivent et donc qui freinent les enquêtes judiciaires. Mules, transporteurs, vendeurs, guetteurs, c’est toute une série de petits boulots de la drogue, toutefois très bien rémunérés, qui tire profit de cette économie ; même si pour certains cela conduit à une mort jeune et violente.

Dans les ports européens, Le Havre, Rotterdam, Anvers, les forces de police doivent démanteler des réseaux de corruption imbriqués et opaques : des dockers payés pour récupérer des cargaisons (payés 1 000 € le kilo), des grutiers qui assurent des déchargements, des directeurs qui embauchent des mafieux à des postes clefs du port, moyennant pots-de-vin. Toute une série de procès récents a mis à jour ces complicités, y compris dans des communes de région parisienne et de Normandie où des maires ont largement subventionné certaines associations tenues par des chefs criminels afin d’avoir la paix et des voix. Si la France n’a heureusement pas encore atteint l’état du Mexique, où la guerre contre la drogue a fait plus de 320 000 morts en dix ans, force est de constater que l’imprégnation mafieuse est de plus en plus forte.

Quelles solutions ?

Michel Gandilhon présente quelques-unes des solutions qui ont été tentées, notamment les cas de dépénalisation et de libéralisation, comme au Colorado ou aux Pays-Bas. Si cela a pu prendre des cas très différents selon les pays, cela a rarement fonctionné. Dans le Colorado, la vente de cannabis étant assurée par des entreprises privées, celles-ci ont cherché, en toute logique, à étendre leur marché et leurs bénéfices, ce qui a fait exploser le nombre de consommateurs, sans faire disparaitre les trafics : près d’un tiers du cannabis vendu l’est par des réseaux criminels, qui le vendent moins cher (parce que non fiscalisé) que dans le réseau autorisé.

C’est ainsi que 48 % des 18-25 ans consomment du cannabis dans l’État du Colorado contre 24 % en France. Aux États-Unis toujours, les drogues issues de médicaments, tel le fentanyl, sont en train de causer des ravages sociaux et sanitaires majeurs avec près de 100 000 morts annuels par surdose. De quoi déstructurer des familles, des villes et un pays confronté à une crise sociale qui, si elles n’engendrent ni grève ni manifestation, n’en est pas moins destructeur.