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Nicolas Dufourcq / Chine / barrières douanières / europe / industrie
Nicolas Dufourcq : "Nous ne pourrons pas indéfiniment arriver aux mêmes constats de défaites stratégiques, sur des batailles que nous n’avons pas livrées à temps" / Diagnostic d'une industrie française prise en tenailles
Le capharnaüm provoqué par le « Liberation Day » de Donald Trump, et les conséquences que les nouvelles barrières douanières américaines pourraient avoir sur une industrie française déjà fragilisée, rythment l’actualité économique. C’est pourtant dans ce type de brouillard qu’il convient de ne pas regarder ailleurs et de suivre une boussole réglée sur les vrais maux touchant notre économie. Puissance de la nouvelle Chine, rapport au travail, difficulté française à miser sur l’avenir, financement de l’innovation : à l’occasion d’une interview accordée à WanSquare, Nicolas Dufourcq, le directeur général de Bpifrance, nous en livre son analyse. Et appelle à l’adoption d’une ligne de conduite lucide et combative, seule à même de pouvoir tenter de les soigner.

Au premier trimestre de 2025, la part de l’industrie manufacturière est retombée à 9,4 % du PIB, sous ses niveaux prépandémiques. Trois ans après la publication de votre ouvrage "La désindustrialisation de la France (1995-2015)" (édition Odile Jacob, mai 2022), quel diagnostic tirez-vous de la situation ?
Je continuerai de dire que la réindustrialisation est une guerre d’attrition, au sens d’une guerre de tranchées, difficile et coûteuse. Elle se joue à la quantité d’innovation et d’investissements. Ce que je n’avais pas commenté à l’époque, est l’aspect terrifiant de la nouvelle Chine. Elle était encore plongée dans le Covid-19. Nous la sentions en difficulté. Mais elle en est sortie en gloire. Ce n’est pas la Chine que nous avons connue. Elle est complètement différente. Elle nous expose à ses talents industriels, à sa capacité d’innovation, à la masse considérable d’investissements qu’elle a réalisés, avec de l’argent public et privé. C’est ce constat qui m’a amené, il y a deux ans, à déclarer aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence que l’Europe (et probablement un peu les États-Unis) était devenue le continent émergent face à une Chine en plein développement.
Les constantes se sont inversées depuis les années 2000. Il nous faut donc utiliser les méthodes qui ont permis à la Chine de devenir ce qu’elle est. En imposant aux Chinois des joint-ventures quand ils veulent réaliser des affaires en Europe. En les obligeant à réaliser des transferts de technologies. En copiant ce qu’ils font de mieux. En leur imposant des barrières douanières. Nous avons péché par naïveté en considérant que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) allait nous protéger. Mais cela n’a pas fonctionné. Les Américains le regrettent aussi. Alors oui, les tarifs américains posent des problèmes. Mais ce qui en posera de potentiellement bien plus importants, c’est l’absence de tarifs à l’égard de la Chine.
Vous vous rendez justement aujourd’hui à Bruxelles, où se décident les politiques commerciales, à l’occasion de l’évènement "Growing Together", dédié aux entreprises européennes. Quels messages comptez-vous faire passer ?
Comme un lanceur d’alerte, je dirai ce que je vois : les nuages noirs qui s’amoncellent sur l’industrie française et européenne ne sont pas des nuages américains. Ce sont des nuages chinois. Certaines dispositions pour les contrer ont commencé à être prises, comme les taxes supplémentaires sur les véhicules électriques. Et si elles ne sont pas suffisantes, il faudra les relever. Le sujet des barrières est finalement une simple question de réciprocité avec ce que la Chine nous impose. Il est devenu extrêmement difficile pour une entreprise européenne de faire du business là-bas. Il n’y a aucune raison pour qu’il soit facile, pour les Chinois, de faire du business en Europe.
Tout ceci, il faut le faire rapidement et nous devons le dire clairement. Les Chinois le comprennent d’ailleurs bien. Ils anticipent nos batailles, cherchent à savoir comment et s’ils peuvent dialoguer avec nous, à trouver des sites pour monter des usines en Europe. La réponse est évidemment "oui". D’autant que cela pourra nous permettre de gagner des usines supplémentaires, au regard de notre plan de réindustrialisation.
Et comment faut-il réagir face au dumping presque systémique des groupes chinois ?
C’est bien sûr l’autre sujet capital. Des entreprises chinoises largement subventionnées ont les moyens de pratiquer une prédation que nous avons pu observer avec Huawei, par exemple, dans le secteur des télécoms, il y a 20 ans. C’est le cas typique d’une société pouvant se permettre d’être en pertes pendant des années afin de gagner des parts de marché massives, avant de relever ses prix. Amazon a dupliqué ce même schéma pendant des années en Europe, sans que nous n’y opposions nos lois. L’antidumping doit être le sujet de mobilisation du moment. Mais l’Europe manque de moyens. Elle n’a pas suffisamment de temps pour instruire toutes les plaintes. Et quand vient enfin le temps du jugement, l’entreprise est déjà morte.
Cela veut dire que l’Europe doit être plus agile ?
Oui. Si nous voulons sauver l’industrie européenne et les millions d’emplois qu’elle représente, il est nécessaire que nous nous mettions tous ensemble en "mode projet". Nous avons été capables de le faire pendant le Covid-19, il faut désormais le faire pour le gros de l’industrie européenne. Il faudrait par exemple créer un guichet unique pour l’automobile à la place des cinq directions différentes qui s’en occupent pour l’instant. Il faut aussi faire voter les règlements le plus vite possible, les mettre en œuvre tout de suite, notamment en ce qui concerne le paquet Omnibus. L’industrie reste une bataille d’attrition mais depuis la fin de l’année 2024, elle est plutôt devenue synonyme de la percée des Ardennes. Les États-majors doivent le comprendre.
Au cœur d’une bataille, il risque néanmoins d’y avoir certains perdants. Les mesures de rétorsion prises par la Chine à l’égard de la filière du cognac en sont un exemple…
Lorsque l’on est en guerre, il est nécessaire de savoir ce que l’on veut. Si nous voulons être sûrs d’être capables de produire des Rafales en 2055, nous devons avoir une industrie. C’est un caractère fondamental d’une société démocratique.
… dans l’industrie automobile également, les barrières douanières à l’égard des véhicules électriques chinois ne sont pas sans conséquence. Stellantis, dont vous êtes administrateur, permettra par exemple au constructeur chinois électrique Leapmotor de les contourner grâce à leur coentreprise, pour certains modèles distribués et assemblés sur le continent. Cette stratégie, reposant sur la boîte à outils chinoise précédemment évoquée, reste-t-elle pertinente ?
Bien sûr. Déjà parce qu’elle va créer de l’emploi en Europe. Et cette alliance avec Leapmotor nous a aussi permis de comprendre quelle était la qualité des ingénieurs chinois, de mesurer notre retard. Il faut être réaliste et prendre conscience de ce qui s’est passé. Nous étions jusqu’ici installés dans cette vague idée : "ils nous copient, mais ils ne sauront pas nous dépasser". Le fait est que la Chine nous a dépassés, en tout, y compris dans les technologies du bâtiment, de la chimie ou de la pharmacie. C’est un monde innovant peuplé d’1,4 milliard d’individus, avec un excédent commercial de 1 000 milliards de dollars par an. C’est vertigineux. Les véhicules électriques de BYD, qui sont d’une technologie de pointe, n’ont pas encore déferlé en masse en France. Mais cela ne saurait tarder. Cela arrivera aussi vite que les réseaux sociaux. Il y aura tout d’un coup un monde d’avant et un monde d’après. Nous ne pourrons pas infiniment arriver aux mêmes constats de défaites stratégiques, sur des batailles que nous n’avons pas livrées à temps.
Y a-t-il tout de même des îlots de résistance ?
Nous gardons une longueur d’avance dans certains secteurs, comme les semi-conducteurs de haute technologie, les aciers techniques pour les moteurs d’avions, les avions de chasse ou le nucléaire. Mais nous avons raté la ligne de départ du cloud, des plateformes des GAFAM, ou encore des constellations satellitaires. Il y a deux Américains et deux Chinois qui courent devant, et nous marchons derrière. Nous avons une chance, avec Eutelsat, d’avoir une petite part de marché pour être une alternative à Starlink. Mais quand on a manqué le départ, il est plus difficile de revenir.
Nous avons des atouts, je suis convaincu que nous pourrons gagner à partir du moment où tout le monde s’y met. Mais il faut relever le niveau d’agressivité, à Paris et dans les capitales européennes. On a parfois l’impression de parler à des somnambules. La compétitivité salariale chinoise, dont on pensait qu’elle allait disparaître comme au Japon ou en Corée, est toujours d’actualité puisqu’ils ont pratiqué une politique de restriction des salaires. Ils sont ultra-compétitifs, leurs coûts sont faibles. Leurs ingénieurs sont excellents et ils travaillent deux fois plus que nous.
Le sujet du travail, tant en termes de quantité que de productivité, est effectivement en France un véritable serpent de mer. C’est un prérequis indispensable pour avancer dans la bataille industrielle ?
Ce déséquilibre a débuté dans les années 1970. Déjà alors, nous avions cru que la croissance allait remonter vers les 6 %. Nous avons par la suite espéré qu’elle pourrait atteindre 4 %. Personne n’aurait jamais imaginé que nous entrerions dans un modèle où elle tournerait autour de 1 %. Notre économie productive ne produit pas la richesse capable de financer notre État providence. Et voilà que le débat politique explique qu’il faudrait remettre la retraite à 62 ans, lorsque les Français sont encore en pleine santé, qu’ils ont toute l’expertise d’une vie professionnelle et qu’ils pourraient continuer à produire du PIB. Il faut leur demander de le faire, nous n’avons plus les moyens de financer une sorte de congé sabbatique aux frais de la princesse que sont nos petits-enfants, qui paieront la dette. Les cadres doivent être reliés au monde du travail jusqu’à 70 ans. En travaillant plus et mieux, nous créeront plus de PIB, et c’est en faisant plus de PIB que nous pourrons tenir écartés ces nuages noirs qui pèsent sur l’industrie.
Pour soutenir l’industrie, il faut également lui permettre d’innover…
L’innovation, il faut pouvoir la financer. Le problème est qu’en période de crise budgétaire, ce qui concerne le futur est raboté – alors que dans le même temps on s’interdit de toucher à certains avantages des retraités. Les crédits, provenant de France 2030 et du budget du ministère des Finances, qui permettent à Bpifrance de faire des prêts sans garantie, du conseil, de l’aide à la création d’entreprise dans les quartiers de la politique de la ville et les crédits consacrés à l’innovation, ont été coupés. À titre de comparaison, la seule indexation des retraites des années 2024-2025 a coûté l’équivalent de 40 % du plan France 2030, qui correspond en tout à 54 milliards d’euros sur cinq ans. Nous avons besoin de réinventer une démocratie dans laquelle, même si les personnes âgées deviennent le corps électoral fondamental, nous ne prenons pas seulement des décisions qui leur sont favorables. Ou alors les jeunes quitteront la France.
Mais la vraie question reste la suivante : comment allons-nous remplacer, à terme, l’État, pour financer la réinvention de l’industrie française ? Prenons l’exemple du quantique. Pasqal a 100 millions d’euros de carnets de commandes. Mais lorsqu’ils ont besoin de lever des fonds, il faut aller chercher des Singapouriens, des Saoudiens, etc. Il n’y a pas de fonds d’investissement deeptech européen aux poches assez profondes pour investir dans ce genre de risques. Il faudrait que l’obligation patriotique d’investir un peu dans les entreprises du futur s’imprime dans l’esprit des Européens.
Bpifrance a justement lancé des initiatives pour inciter les Français à le faire, au travers de vos produits de private equity à destination des particuliers. Le dernier en date sera spécialisé dans le financement des entreprises de la Défense : l’élan à ce sujet est-il réel ?
Nous recevons beaucoup de messages, de Français intéressés et qui souhaiteraient investir dans ce produit. Il y a une vraie vague de démocratisation du placement dans le non coté, qui s’est étendue sur le marché. Il existe désormais une offre significative, ce qui est une bonne chose.
"Bpifrance Défense" est avant tout un projet inclusif. Non seulement il permettra aux épargnants de gagner de l’argent, mais il leur donne aussi le sentiment de participer au développement économique du pays. Il devrait être lancé aux alentours de l’automne et représentera quelques centaines de millions d’euros. Nous sommes en revanche loin des 150 milliards d’euros d’épargne annuelle. C’est un problème français : nous épargnons 150 milliards d’euros par an. Et notre pays affiche un déficit du même montant. C’est comme si les Français décidaient de confier à l’État la responsabilité de prendre un crédit de consommation pour eux et de leur rendre. Mais au lieu de le consommer, ils l’épargnent dans des produits permettant à l’État de s’endetter. Le sens du Gulf Stream semble avoir été inversé…
Notre économie et nos entreprises ont-elles de quoi rester optimistes ? Quels retours les chefs d’entreprise vont font-ils parvenir dans cet environnement complexe ?
Les patrons de TPE et PME françaises, en répondant à notre dernière enquête trimestrielle, nous ont indiqué ne pas être excessivement inquiétés par les droits de douane. En réalité, ils n’exportent que très peu aux États-Unis. La proportion des chefs d’entreprise prêts à investir est retombée de 47 % à 45 %. C’est essentiellement en montants que le bât blesse. Il y a la volonté d’y aller, mais parmi ceux qui ont prévu d’investir en 2025, la part de ceux qui prévoient d’ajuster leurs dépenses à la baisse est de 25 points supérieurs à ceux qui prévoient de les augmenter. Ces ajustements à la baisse concernent surtout les investissements d’extension de capacité, et les investissements verts.
S’agissant des investissements des plus grands industriels, est-il nécessaire de faire appel à leur "patriotisme économique" par les temps qui courent, comme cela a pu être demandé par le gouvernement ? Est-ce une arme judicieuse pour soutenir l’économie européenne face à l’ensemble des pressions que nous avons décrites ?
Cet appel correspondait à une volonté d’inciter les grands groupes à se poser la question du développement de l’Europe en priorité, plutôt que d’aller investir directement aux États-Unis et d’y créer de l’emploi. Le fait est qu’avant les barrières douanières, l’IRA de Joe Biden avait déjà rendu le pays attractif. Néanmoins, puisque beaucoup ont pointé du doigt CMA CGM, ce groupe avait décidé de réaliser son investissement de 20 milliards de dollars avant l’instauration des barrières douanières. [Bpifrance est actionnaire de l’armateur marseillais, N.D.L.R.]. Et je suis fier qu’une entreprise française ait les capacités de le faire. Les grandes multinationales françaises sont une fierté. Elles sont à la fois la source et la conséquence de la désindustrialisation française, mais ce sont des ensembles magnifiques. Nos industriels sont très lucides. Par ailleurs, il faut tordre le cou à l’idée que ces grands groupes n’investissent pas en France. L’usine d’EssilorLuxottica inaugurée lundi dernier dans le sud de Paris est, par exemple, magnifique.
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