éditorial / Yves de Kerdrel
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Yves de Kerdrel
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Vivre ou survivre
par Yves de Kerdrel
En annonçant la mise en place d’un salaire décent, Michelin a montré que la « dé-smicardisation » n’est pas le seul fait de l’État, que le salaire minimum en France comme aux États-Unis n’est plus une référence pour valoriser le travail, et que les grands groupes ont le devoir de mieux prendre en compte les conditions de vie de leurs salariés plutôt que d’épiloguer sur le partage de la valeur.
Le groupe Michelin occupe une place à part dans l’histoire économique et sociale du pays. Longtemps il a été le symbole du paternalisme le plus abouti avec des logements construits pour les salariés, des hôpitaux, des crèches et des écoles. Visiter Clermont-Ferrand et ses alentours, c’est se replonger dans l’histoire de ce capitalisme innovateur sur le plan industriel comme sur le plan de l’attention portée aux collaborateurs.
La famille Michelin, qui n’a jamais caché sa foi catholique, a essayé, autant que faire se peut, de respecter la fameuse doctrine sociale de l’église, définie par l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII, en 1891, et remise à jour par le pape Pie XI, dans l’encyclique Quadragesimo Anno. Cette doctrine s’appuie sur trois piliers principaux : la dignité de la personne humaine, quelle que soit sa place dans l’entreprise, la nécessaire solidarité qui n’a rien d’une compassion mais plutôt d’une responsabilité de chacun vis-à-vis de "l’autre", et enfin le bien commun. Cette dernière expression qui commence à être galvaudée, réunit aussi bien l’intérêt social d’une entreprise, que l’intérêt général et désormais celui de la planète.
Le rapport Notat-Senard
Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a confié dès le mois de janvier 2018 à Nicole Notat et à Jean-Dominique Senard, qui était encore à cette date gérant de Michelin, le soin de réfléchir à "une nouvelle vision de l’entreprise, en interrogeant pour cela son rôle et ses missions" et de formuler "un diagnostic et des propositions sur la manière dont les statuts des sociétés et leur environnement, notamment juridique, pourraient être adaptés et ainsi, permettre de renforcer le rôle de l’entreprise vis-à-vis de ses parties prenantes"
Dans leur rapport ces deux personnalités ont recommandé une modification du Code civil afin qu’y soit inscrite "la possibilité de faire figurer une "raison d’être" dans les statuts d’une société, quelle que soit sa forme juridique, notamment pour permettre les entreprises à mission". Cela a donné lieu à la loi Pacte de 2019 qui explique qu’une "société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité."
L’ombre de François Michelin
Dès 2015, Michelin avait mis en place sa raison d’être avec comme slogan : "offrir à chacun une meilleure façon d’avancer". En 2018 le groupe clermontois l’a complétée en rajoutant notamment cette phrase : "Parce que nous croyons au développement personnel de chacun, nous voulons donner à tous les moyens d’exprimer le meilleur d’eux-mêmes et faire de nos différences une richesse." Tout cela aurait bien fait sourire François Michelin et son fils Édouard avec lesquels j’ai eu la chance d’avoir de nombreux échanges sur ces sujets aussi bien au siège parisien de l’Avenue de Breteuil qu’à Clermont-Ferrand.
François Michelin qui était un industriel incomparable ne passait pas une journée sans aller discuter avec les représentants syndicaux de l’usine. Il était très attaché à la liberté d’entreprendre et très méfiant à l’égard de toutes les normes et discussions sur le partage de la valeur. Il appartenait à une époque marquée par la contamination de beaucoup d’intellectuels par le marxisme. Et s’il était l’exact contraire d’Antoine Riboud, tous deux refusaient d’appartenir au CNPF (ancêtre du Medef) et tous deux partageaient la même conviction qu’il ne peut y avoir de développement économique de l’entreprise sans un développement social.
Le bien ne fait pas de bruit
En revanche François Michelin aurait sursauté à la communication faite par le pneumaticien français autour de cette notion de salaire décent. Florent Menegaux a fait sonner "les trompettes de Jéricho" pour finalement reconnaître que la mise en place de ce salaire décent ne concerne que 5 % de ses collaborateurs. Alors que la tradition de discrétion chère à Michelin est liée à deux principes qui étaient chers à François Michelin. Le premier c’est : agir et non pas parler. Le second c’est que le bien ne fait pas de bruit et le bruit ne fait pas de bien.
Le risque de cette surcommunication donnée par Florent Menegaux à une action, certes louable, c’est de se voir accusé de double langage à l’occasion de la prochaine restructuration, de telle ou telle fermeture d’usine ou d’éventuelles réductions d’effectifs à venir. Beaucoup de dirigeants avec lesquels j’ai pu échanger ces derniers jours ont ressenti ce matraquage médiatique comme une forme de "leçon de morale".
Travailler ne protège pas de la pauvreté
Cette médiatisation a tout de même quelques aspects intéressants. Elle pose le sujet de la juste rémunération du travail. S’il y a aujourd’hui une cassure profonde dans la société française, c’est parce que nous avons tous appris depuis notre plus jeune âge qu’il faut travailler pour vivre. Et avec 17 % des salariés du privé rémunérés au Smic – voire au-dessous du salaire minimum pour certaines branches professionnelles – le sujet pour eux tient davantage à la survie qu’à la vie. Le dernier rapport de la Fondation abbé Pierre montre à quel point aujourd’hui travailler ne protège pas de la pauvreté. Ce qui constitue bien plus qu’une entorse au contrat social, une véritable rupture anthropologique.
Le patron de Michelin a très bien expliqué comment ce n’était pas un coût pour son groupe de payer certains collaborateurs bien mieux que le salaire minimum, dans la mesure où lorsqu’ils sont débarrassés des préoccupations matérielles d’ordre primaire, ils sont plus productifs, plus attentifs et surtout plus épanouis dans leur travail. Nous avons rappelé plus haut comment Jean-Dominique Senard a été à l’origine de l’entreprise à mission. Si la mission d’une entreprise n’est sûrement pas de devenir une ONG et de faire de l’humanitaire, elle doit consister à créer suffisamment de richesse pour que ses collaborateurs puissent vivre dignement et non survivre.
Du grain à moudre
Cette notion de salaire décent renvoie aussi au débat lancé par Gabriel Attal, lors de sa déclaration de politique générale, sur la dé-smicardisation de la société française. Ce cas d’espèce de Michelin – avec des salariés parisiens dont la rémunération est de 86 % supérieure à celle du Smic – montre qu’il n’y a pas besoin de décret, de texte législatif, ou de nouveau "Grenelle" pour faire bouger les choses et s’affranchir de cette notion de salaire minimum que François Michelin abhorrait car il ne voyait pas en quoi l’état était fondé à définir un salaire suffisant pour vivre.
Ce sujet montre aussi à quel point les débats fumeux sur le juste partage de la valeur, sur la notion de dividende salarié, et même sur la Prime Macron deviennent désuets dès lors qu’une entreprise admet qu’elle dispose de ce fameux "grain à moudre" cher à André Bergeron, susceptible de rémunérer le travail - et celui qui le fournit - à son juste niveau. Ce que Michelin a fait, d’autres groupes pourraient le faire à leur tour. Cette fois sans étalage dans la presse. Sans égratigner leurs marges. Sans rogner le dividende versé aux actionnaires. Et sans que cela change quoique ce soit aux salaires indécents que certains dirigeants perçoivent au risque de rompre le pacte social de leur entreprise.
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