Chroniques / Jean-Baptiste Noé
Chroniques
Jean-Baptiste Noé
Chronique
Thaïlande – Cambodge : conflits de frontières
par Jean-Baptiste Noé
Guerre pour les frontières en Asie du Sud-Est. Thaïlande et Cambodge sont à couteaux tirés. L’enjeu ? Un temple historique et une île isolée. Et derrière cela, une légitimité pour les gouvernements et un combat pour l’influence, entre la Chine et l’Occident.
Une carte erronée peut mettre le feu à une région. Pour avoir commis une erreur de placement en 1904, les géographes français d’autrefois sont sur le point de déclencher un conflit aujourd’hui entre la Thaïlande et le Cambodge. L’objet des tensions ? Le temple khmer de Preah Vihear.
En 1904, le royaume de Siam subit les poussées de l’Empire des Indes britanniques, qui contrôle la Birmanie, et de l’empire français d’Indochine, qui contrôle le Cambodge. Pour rester indépendant, le Siam doit céder des territoires aux puissances européennes, à charge aux géographes de cartographier des espaces de jungle fraîchement découverts. Conformément aux pratiques de l’époque, la France décide de fixer la frontière entre le Siam et le Cambodge sur la ligne de crête des monts Dangrêk. Or, pour les géographes français, le temple de Preah Vihear étant en amont de la ligne, il est situé au Cambodge. Le tracé est entériné lors d’un traité ratifié en 1907.
Après l’indépendance du Cambodge, la Thaïlande se rend compte qu’il y a eu erreur et que le temple aurait dû être du côté thaïlandais. Trop tard, le Cambodge peut s’appuyer sur le droit et les reconnaissances internationales pour justifier de la possession de cette zone. Depuis, les tensions entre les deux pays ne cessent de croître, allant jusqu’à des fermetures de la frontière, provoquant même le décès d’un soldat en mai dernier. Une erreur de calcul commise par un géographe provoque des tensions fortes bien des années plus tard.
Ko Kut et le gaz
Il n’y a pas que sur terre que les deux pays sont en litige. Dans le golfe de Thaïlande, l’île de Ko Kut fait figure de paradis préservé. Plages de sable blanc, nature sauvage, peu de touristes, île isolée. Mais étant située plus proche des côtes cambodgiennes (20 km) que thaïlandaises (40 km), Phnom Penh en revendique la possession. D’autant qu’une donnée change la donne : la découverte de gisements de gaz le long des côtes de la Malaisie, gisements qui remontent jusque dans le golfe de Thaïlande. Qui possède Ko Kut peut revendiquer l’exploitation maritime des gisements. Le Cambodge propose donc un redécoupage des cartes maritimes, estimant que le sud de l’île lui appartient. Cela tombe bien : le contrôle du sud permet l’accès à la ZEE où se trouvent les gisements. Chaque pays y va de ses cartes et de ses arguments historiques pour légitimer ses revendications.
La situation est devenue encore plus tendue après la fuite d’un échange téléphonique entre le Premier ministre de Thaïlande, Paetongtarn Shinawatra, et l’ancien Premier ministre du Cambodge, Hun Sen, qui dirige de fait le pays même si son fils lui a succédé. Dans cet échange, Shinawatra critique un général de l’armée thaïlandaise et appelle Hun Sen "mon oncle". Un terme certes courant en Asie pour témoigner de la déférence, mais qui, pour beaucoup de Thaïlandais, est un signe de soumission de la jeune femme (38 ans) face à celui qui dirige le Cambodge depuis plus de 40 ans. Début juillet, la Cour suprême a suspendu Shinawatra de ses fonctions. Elle qui voulait apaiser les tensions par son appel, a aggravé le problème. D’autant que le mystère plane sur l’origine de la fuite : vient-il du côté thaïlandais, des opposants qui tentent d’affaiblir le Premier ministre, ou bien du côté cambodgien, pour affaiblir la Thaïlande ? De quoi tendre des relations déjà conflictuelles.
Jeux et criminalité
Il y a un autre sujet de tensions entre les deux pays, celui de la présence des "scam centers", c’est-à-dire des centres d’arnaque en ligne, qui opèrent toute sorte de mystifications numériques (jeux en ligne, vol de données, faux identifiants, etc.) Un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) publié en avril 2025, dresse un tableau noir du Cambodge comme étant au centre d’une industrie du crime en ligne. Des centres d’arnaque où, selon un récent rapport d’Amnesty international, les travailleurs sont traités comme des esclaves, des enfants sont forcés de travailler et des femmes sont violentées. Des centres qui essaiment, notamment le long de la frontière avec la Thaïlande, ce qui ne fait que renforcer la défiance entre les deux pays.
La France est entraînée malgré elle dans ces tensions. D’une part parce qu’elle est signataire de l’accord de 1907 qui a fixé la frontière, d’autre part parce qu’elle entretient des liens de proximité tant avec le Cambodge qu’avec la Thaïlande. La Chine étant de plus en plus présente dans la péninsule indochinoise, notamment au Laos et au Cambodge, la présence française est aussi un moyen de contrebalancer l’influence de Pékin. Les géographes de 1907 étaient très loin de se douter qu’un tracé de frontière à travers la jungle pourrait avoir autant de conséquences un siècle plus tard.
Reproduction et diffusion interdites sans autorisation écrite
du même auteur
Chronique / Jean-Baptiste Noé
Chronique / Innovation : une nécessité pour l’armée de Terre
13/07/2025 - 06:30
Chronique / Jean-Baptiste Noé
Chronique / Guerre d’Ukraine : laboratoire de l’innovation
05/07/2025 - 06:30
de la semaine
Chronique / Jean-Baptiste Noé
Chronique / Innovation : une nécessité pour l’armée de Terre
13/07/2025 - 06:30
Chronique / Jean-Baptiste Noé
Chronique / Guerre d’Ukraine : laboratoire de l’innovation
05/07/2025 - 06:30
Chronique / Jean-Baptiste Noé
Chronique / Indonésie – Nouvelle-Calédonie : enjeux français
31/05/2025 - 08:30