Chroniques / Jean-Baptiste Noé
Chroniques
Jean-Baptiste Noé
Chronique
La fermeture du monde
par Jean-Baptiste Noé
À rebours de l’idée d’ouverture des frontières, le monde ne cesse de se fermer. Routes terrestres et maritimes coupées, régions infréquentables : la tendance de fond est au cloisonnement des échanges.
1970. Pour fidéliser les jeunes et nourrir en eux le goût de l’aventure, la compagnie Total organise une grande course automobile de près de 17 000 kilomètres réservée aux 18-30 ans : le Paris – Kaboul – Paris. Un aller-retour à travers l’Europe et l’Asie centrale, les montagnes et les plaines, avec à la clef des voitures Citroën à gagner. Aujourd’hui, une telle course automobile est impossible à réaliser tant les pays à traverser sont dangereux et fermés.
2006. Le Guide du routard publie une version mise à jour de son guide "Jordanie – Syrie". Cinq ans plus tard, la Syrie sombre dans une guerre qui la rend inaccessible aux touristes.
2022. Plusieurs agences de voyages proposent la visite du site exceptionnel des pyramides de Méroé, au Soudan. Compte tenu de la guerre civile commencée en 2023, il n’est plus envisageable de s’y rendre.
La chute de l’URSS et l’ouverture des frontières internes en Europe ont produit une illusion, celle de l’ouverture du monde. Pourtant, depuis 30 ans, le monde ne cesse de se fermer.
L’Europe, une exception
La chute du Rideau de fer et la disparition de l’URSS ont provoqué en Europe l’impensable : pouvoir voyager librement dans les capitales et les pays d’Europe centrale, autrefois fermés. Couplé aux accords de Schengen, le continent européen a connu une décennie d’ouverture qui a accru les échanges d’affaires et le tourisme. Mais l’Europe est une exception.
Impossible désormais de se rendre en Afghanistan et en Syrie. L’Iran, après une période d’ouverture au tourisme, s’est de nouveau fermé. Depuis mars 2022, se rendre en Russie est devenu très compliqué, les voyageurs européens devant passer par des aéroports tiers, Istanbul, Dubaï, Belgrade, tout en attirant à eux la suspicion des services de police russes et européens. Obtenir un visa pour l’Algérie est chose complexe quand, à rebours, d’autres pays du Maghreb les ont supprimés pour les Français.
Dans leur film culte Les Bronzés (1978) qui dit tant sur cette génération qui fut la première à découvrir les voyages lointains, c’est en Côte d’Ivoire que les amis du Splendid passent leurs vacances. Le pays aurait pu être une grande destination touristique, il n’en fut rien et l’attentat de la station balnéaire de Grand-Bassam (2016) n’est pas seul en cause. Seul le Sénégal a tiré son épingle du jeu. Mais quand, de Dakar à Ouagadougou, le slogan "France dégage" se lève, ce sont les possibilités de voyages et d’échanges qui se restreignent. La tache rouge des pays africains déconseillés par le ministère des Affaires étrangères ne cesse de s’étendre.
Fini la coopération au Mali, en Centrafrique, au Burkina : les Français y sont désormais persona non grata. Difficile, pour des étudiants français, de se rendre aujourd’hui au Liban, pourtant destination ancienne. On n’avait pas assez mesuré, en 2009, le changement majeur que représenta le déroutage du Paris – Dakar vers l’Amérique du Sud. Questions de finance et de sponsors, mais surtout de sécurité : il n’était plus possible, au début des années 2010, de réaliser une course là où cela ne posait aucun problème dans les années 1980-1990. Le départ du Dakar de l’Afrique est l’un des symboles de cette restriction des voyages.
Partout, des murs
Problèmes de guerres, problèmes d’insécurité, mainmise des mafias et des réseaux criminels, partout les murs s’érigent. L’Afrique du Sud en est un exemple dramatique où la liberté de circulation se limite aux quartiers sécurisés. Avec plus de 30 000 morts par balles chaque année, le Mexique connaît plus de morts violentes que la Syrie. Des pans entiers du territoire échappent au contrôle de l’État. Venezuela et Colombie ne sont plus des havres de paix, Haïti n’est plus accessible, miné par les gangs et les bandes. Partout, le monde est parcouru de murs, que ceux-ci soient matériels, en béton et en fer, ou immatériels.
L’Europe s’ouvre, mais à l’intérieur de ses villes, de nouvelles frontières se créent. Là aussi, bandes et réseaux criminels prennent possession de quartiers, de rues, de tours d’immeubles, les rendant inaccessibles aux personnes étrangères au lieu. Au Venezuela, les gangs affichent parfois de grands panneaux publicitaires où, en lieu et place d’une réclame pour de la lessive ou des vêtements, est placée une affiche avec l’inscription : "Ici fini l’État". Frontière immatérielle, mais bien visible qui dit ce que tout le monde sait : en changeant de rue, on change de juridiction et de pouvoir. C’est malheureusement, de façon moins directe, ce qui est en train d’émerger dans certains quartiers d’Europe. Banlieues de Naples, de Paris ou de Londres, la criminalité chasse les populations.
Paradoxe du monde de ces années 2020 où voyager loin n’a jamais été aussi facile, mais où, dans le même temps, de plus en plus de pays et de régions sont devenus inaccessibles.
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