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Yves de Kerdrel
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Sobriété voulue, mais aussi sobriété subie !
par Yves de Kerdrel
Le gouvernement a présenté cette semaine un grand plan de sobriété énergétique qui se veut aussi incitatif pour les entreprises et les ménages. Le problème aujourd’hui c’est que pour beaucoup de Français, la sobriété est déjà en place pour des raisons de pouvoir d’achat. Et dans l’industrie de très nombreuses usines se mettent à l’arrêt faute de rentabilité.
Il y a deux semaines le Haut Conseil des Finances Publiques avait émis de sérieuses réserves sur l’hypothèse de croissance retenue par Bercy pour concocter le Projet de Loi de Finances pour 2023, soit 1 %. S’appuyant à la fois sur les prévisions des principaux observatoires économiques, mais aussi sur la crise énergétique qui ne fait que commencer, les membres de ce discret aréopage avaient incité les pouvoirs publics à être bien plus prudents en matière d’hypothèse de croissance.
L’Insee a abondé dans ce même sens, en fin de semaine alors que les députés commençaient l’examen du Projet de Loi de Finances en commission. L’institut de la statistique a affirmé prévoir une croissance de seulement 0,2 % pour le troisième trimestre et une stagnation du produit intérieur brut pour la période octobre-décembre. Principale raison de cette prudence : l'Insee anticipe au quatrième trimestre un repli de l’activité dans le secteur manufacturier. Sans se prononcer encore sur 2023, l’Institut insiste tout de même sur le fait que l’année prochaine commencerait par un acquis de croissance de 0,2 %. Alors que l’an dernier, ce même acquis de croissance était de 2,3 %.
De très nombreux fours à l’arrêt en France
Cette petite musique inquiétante sur la baisse d’activité se comprend mieux lorsque l’on sait que la consommation de gaz des entreprises les plus gourmandes en énergie a diminué en Europe de 30 % depuis le début de la crise en Ukraine, ainsi que l’a affirmé récemment Jean-Pierre Clamadieu, le Président d’Engie (qui inclut l’ex-Gaz de France). Nous avons vérifié ces chiffres à date et la tendance reste la même qu’à fin août. Cela signifie que de grands consommateurs, sidérurgistes, verriers, cimentiers ou producteurs d’engrais - bref tous ceux pour qui le gaz est un élément essentiel du procédé de fabrication - se sont posé la question de continuer à produire ou non et certains d’entre eux ont décidé d’arrêter.
Cela signifie aussi, dans la mesure où les réserves françaises de gaz sont désormais remplies à 99 % que nous allons pouvoir passer l’hiver sans difficulté. A fortiori dans la mesure où les gros acheteurs réduisent autant leur consommation. Mais cette sobriété subie est une terrible nouvelle pour l’industrie française. Un exemple : Aluminium Dunkerque, le plus gros producteur d'aluminium primaire en France, compte réduire sa production de 22 % au quatrième trimestre. Autre illustration : ArcelorMittal prévoit, de son côté, une baisse de sa production d'acier de 1,5 million de tonnes au quatrième trimestre 2022 en Europe par rapport à l'année précédente.
Toujours pas de réponse européenne
Pour l’heure ce phénomène très inquiétant frappe davantage l’Allemagne (-30 % de consommation de gaz) ou les Pays Bas (- 45 %) que la France (-15 %). En fait ces chiffres sont assez directement corrélés à la proportion de l’industrie dans le PIB des principaux pays européens. Mais cela signifie aussi que face à cette sobriété subie qui est terrible et qui entraîne des effets induits avec mise au chômage partiel de milliers de salariés, il faut trouver une solution pour calmer les prix, et notamment celui du gaz.
Ces derniers jours il s’est assagi redescendant à 180 euros le mégawattheure de gaz, alors qu’à la fin du mois d’août il tutoyait les 300 euros. Beaucoup sont ceux qui appellent à un plafonnement du prix du gaz au niveau européen, une proposition qui ne trouve pas consensus pour l'instant au sein de la Commission européenne. Mais la décision prise par Berlin il y a dix jours de mettre en place un gigantesque bouclier tarifaire de 200 milliards d’euros pour protéger son industrie devrait conduire l’Europe à essayer de converger vers une solution intelligente. Sans doute un mécanisme de prêt au niveau européen. Mais il n’y aura pas d’accord avant au moins quinze jours
L’Europe politique se fait et l’Europe industrielle se défait
Cela nous amène à une réflexion sur le comportement des pays européens un peu plus de six mois après le retour de la guerre sur notre continent. Dans un premier temps et de manière fort naturelle, l’Europe s’est regroupée et a montré une union exemplaire face à l’insupportable agression de l’Ukraine par la Russie. Cela a conduit à des avancées en matière d’Europe de la Défense, lors d’une réunion ad hoc organisée à Versailles par Emmanuel Macron et par des paquets de sanctions (le huitième a été élaboré cette semaine) touchant la Russie et ses oligarques.
Mais comme c’est le cas face à un risque de pénurie, cette superbe union s’est progressivement désagrégée, au grand bonheur de Vladimir Poutine. Les égoïsmes nationaux ont fini par l’emporter. Et ce qui avait été mis en place par Thierry Breton lors de la crise sanitaire pour éviter que chacun s’approprie les vaccins dans son coin n’a pu être évité en matière énergétique. Avec comme paroxysme de cette situation le plan allemand du 29 septembre dernier, dégainé avec beaucoup de duplicité de la part du gouvernement Scholz.
Injonctions contradictoires pour les patrons
Cette question qui nous ramène au "patriotisme économique" reste une préoccupation pour toute l’économie européenne. Que ce soit dans des sujets majeurs comme l’absence d’une Europe de l’énergie, d’une Europe des Transports, d’une Europe de l’intelligence artificielle, d’une Europe du cloud… Ou que ce soit dans le domaine des entreprises et des regroupements d’entreprises. Qu’on en juge avec la décision de Bertelsmann, annoncée lundi dernier dans la soirée de conserver M6 dans son giron.
Actuellement les dirigeants d’entreprises sont confrontés à deux injonctions contradictoires. D’un côté la volonté et la nécessité de construire des grands groupes européens, comme Stellantis en est l’illustration la plus parfaite, de manière à faire contrepoids tant aux Américains qu’aux chinois. De l’autre le souhait de chaque pays de conserver sur son sol – et donc derrière les fameuses frontières chères aux mouvements populistes – le maximum d’usines, de sièges sociaux et d’emplois. C’est ainsi que depuis la dernière élection présidentielle, notre ministre de l’Économie est aussi ministre de la Souveraineté industrielle. Ce qui doit le placer certains jours dans une situation de réelle schizophrénie, d’autant plus qu’on ne peut pas mettre en doute son engagement européen.
La sobriété et le domaine de l’intime
Cette question de la sobriété subie, de la sobriété voulue ou même encore de la sobriété choisie place le gouvernement dans une situation proche de celle que les Français ont connue pendant la crise sanitaire. Lorsque tous les soirs un ministre venait leur expliquer quand ils devaient ouvrir leur fenêtre, où ils devaient porter un masque et comment ils devaient se laver les mains. Cette incursion des pouvoirs publics dans le domaine de l’intime a été admise à ce moment-là, car il s’agissait d’une préoccupation de santé publique et qu’il y avait une situation de peur qui tétanisait nos concitoyens.
Mais le fait de dire qu’il faut porter des cols roulés, se chauffer à 19 degrés, ou utiliser à vieil étendoir à linge plutôt qu’une machine séchante ne relève pas seulement du ridicule et d’une insupportable intrusion de l’État dans la vie de chaque français. Car cela arrive à un moment où l’érosion du pouvoir d’achat du fait de l’inflation galopante met beaucoup de ménages dans des situations de fins de mois très compliquées. Pour eux la sobriété existe déjà. Et ils ne rallumeront leur chauffage qu’après la Toussaint, voire le 11 novembre s’ils le peuvent en supportant non pas 19 degrés, mais 16 ou 17 degrés dans leur domicile.
Quand la sobriété rencontre la chute du pouvoir d’achat
Il n’est pas question ici de faire pleurer dans les chaumières. Mais de rappeler que le gouvernement doit faire très attention en martelant son discours sur la sobriété auprès de gens qui n’ont pas la possibilité de choisir entre "gabegie et sobriété". Ce n’est pas un hasard, si depuis que les ministres montrent leurs plus beaux cols roulés en cachemire ou leurs doudounes colorées que l’opinion qui faisait corps avec les difficultés du moment se met à décrocher.
Ainsi seulement 32 % des Français interrogés par Elabe pour Les Échos et Radio Classique accordent leur confiance au président de la République pour affronter efficacement les problèmes qui se posent au pays en ce mois d’octobre. En deux mois, la confiance accordée au Chef de l’État a reculé de 6 points. De même, pour la première fois depuis sa prise de fonction, Élisabeth Borne enregistre un niveau de confiance en baisse à 29 %. Il se peut que l’indécision sur la réforme des retraites ait joué un rôle dans cette chute de la confiance de nos concitoyens dans le couple exécutif. Il se peut aussi que la question du pouvoir d’achat – pour laquelle le gouvernement a dépensé 47 milliards d’euros depuis le début de l’année – commence à saturer les Français. Avec le risque toujours présent d’un mouvement populaire et populiste de type "gilets jaunes".
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