Chroniques / Jean-Baptiste Noé
Chroniques
Jean-Baptiste Noé
Chronique
Erdogan relancé par l’Ukraine
par Jean-Baptiste Noé
Jouant à plein de sa double alliance avec l’OTAN et avec la Russie, Erdogan est l’un des grands gagnants de la guerre en Ukraine. Proche de Poutine, faiseur de bons offices et de médiations, il reste néanmoins dans le camp occidental, ce qui lui permet de gagner sur tous les tableaux.
Comme le monde peut changer. Il y a près de deux ans, les tensions entre l’Europe et la Turquie atteignaient des niveaux records. Ankara repoussait la Grèce en Méditerranée orientale pour tenter d’étendre sa zone maritime, synonyme de gisements gaziers. Un accrochage se déroulait avec une frégate française et Paris vendait des Rafales à Athènes pour lui permettre de se protéger de son voisin. C’était l’époque où l’OTAN était déclarée en état de "mort cérébrale".
Depuis l’invasion de l’Ukraine, Erdogan s’est recentré et se fait faiseur de paix. Toujours dans le camp de l’OTAN, mais en ne s’alignant ni sur les États-Unis ni sur les Européens. Il réussit le tour de force de soutenir l’Ukraine, notamment en vendant des armes à Kiev et en installant une usine de construction de drones, tout en étant allié de la Russie et en rencontrant régulièrement Vladimir Poutine. Jamais le qualificatif d’État Janus n’a été aussi approprié pour désigner la Turquie et sa diplomatie, capable de regarder des deux côtés à la fois, s’adaptant aux discours des uns et des autres pour servir ses intérêts.
Rôle pivot
Du fait de la convention de Montreux (1936), la Turquie contrôle et régule le passage des détroits, ce qui lui permit notamment de bloquer le transit des navires de guerre russes. Tout en jouant par la suite les bons offices pour superviser la sortie des grains ukrainiens en accompagnant les navires de commerce du port d’Odessa jusqu’à la Méditerranée, à travers les champs de mines. Officiellement dans l’OTAN, elle s’est opposée à l’entrée de l’Ukraine dans l’alliance, sans que cela lui vaille la moindre sanction. Condamnant l’invasion de l’Ukraine, elle fut médiatrice dès les premiers jours du conflit, accueillant chez elle une délégation de diplomates trois jours après le déclenchement des opérations. Dans un camp tout en étant dans l’autre, ou plus exactement dans aucun des camps si ce n’est celui d’elle-même, la Turquie joue les médiateurs et organise des rencontres avec l’Iran et les pays d’Asie centrale.
Les 27 membres du CICA (Conference on Interaction and Confidence Building Asia) se sont réunis à Astana le 13 octobre dernier. Parmi ses membres, l’Inde et la Chine, plusieurs pays du Golfe (mais pas l’Arabie saoudite), la Russie, la Turquie et l’Égypte (une vision assez extensive de l’Asie). Une nouvelle rencontre à Astana, qui tient à jouer et tenir sa carte de la diplomatie "multivectorielle" en parlant à toutes les parties du conflit ukrainien. Erdogan y a rencontré Poutine, peu de jours après avoir proposé la médiation de la Turquie dans le conflit en cours. Une médiation que Moscou n’a pas rejetée, ni les Américains, chacun pouvant s’appuyer sur un pays qui est à la fois dedans et dehors. Et pour la Turquie, l’assurance d’être replacée au centre du jeu et de se faire l’allié incontournable tant des Américains que des Russes. Indéniablement, un beau coup diplomatique.
Hub gazier
Les deux protagonistes ont parlé d’énergie et ont étudié la proposition russe de faire de la Turquie un hub gazier vers l’Europe. Du fait de sa situation géographique, la Turquie est le passage quasi obligé des gazoducs venus d’Asie centrale, de Caspienne, du Caucase et de Russie. Un projet de hub gazier pour l’instant rejeté par les Occidentaux. Jusqu’à quand ?
Certes l’Europe cherche à s’approvisionner ailleurs, mais à moins de relancer l’exploration dans le canal du Mozambique et d’intensifier les recherches en Méditerranée orientale, toute chose qui prend du temps, il est pour l’instant bien difficile de se passer du gaz russe. Erdogan comme Poutine le savent et comptent sur l’hiver, si possible, rigoureux, pour faire plier les Européens. En attendant, désormais que la Turquie soit devenue un carrefour diplomatique et la voie obligée pour les négociations, elle se verrait bien aussi carrefour énergétique. Afin de rappeler aux Européens que ce n’est plus elle l’homme malade du continent.
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