éditorial / Yves de Kerdrel
éditorial
Yves de Kerdrel
éditorial
Hors de contrôle
par Yves de Kerdrel
À peine le projet de loi de finances voté, la Cour des Comptes a publié une sérieuse mise en garde sur la capacité du Pays à respecter sa nouvelle trajectoire budgétaire et à ralentir le rythme affolant de la dépense publique. Ce rapport alarmiste n’a pas effrayé les marchés. Le spread entre l’OAT à 10 ans et le Bund allemand a retrouvé son plus bas niveau depuis le mois de juillet dernier.
"Est-ce que ce monde est sérieux ?" chantait Francis Cabrel en 1994. Cette question reste d’actualité lorsque l’on constate la mansuétude de la plupart des investisseurs internationaux à l’égard des obligations d’État françaises au moment même où la Cour des comptes tient des propos alarmants et alarmistes sur notre capacité à éviter cette année un nouveau dérapage budgétaire. Le spread entre l’OAT française à dix ans et le Bund allemand de même maturité est repassé cette semaine au-dessous de 70 points de base ; un niveau qui n’avait pas été vu depuis la fin du mois de juillet dernier.
Comme le fait remarquer Stéphane Boujnah, patron d’Euronext, et lanceur d’alerte sur la contrainte extérieure "la France paye plus cher sa dette à cinq ans que l’Espagne et la Grèce, et paye sa dette à dix ans, plus cher que l’Espagne et aussi plus cher que la Grèce. Alors que la Grèce était "sous-programme" Troïka il y a 13 ans et que l’Espagne était dans un "self-inflicted" Troïka programme à la même époque."
En introduction d’un rapport intérimaire sur la situation des finances publiques, publié jeudi dernier, les sages de la Cour des comptes évoquent cette contrainte extérieure. Ils soulignent que "restaurer la crédibilité des engagements de la France en matière de finances publiques est devenu une urgence absolue pour éviter une hausse incontrôlée de la charge de la dette, qui atteint déjà près de 59 milliards d’euros et augmente sous l’effet de son propre poids, et résorber enfin la divergence avec nos partenaires européens."
Une trajectoire à respecter impérativement
Évoquer cette nécessité impérieuse n’empêche pas l’institution de la Rue Cambon d’émettre des doutes sérieux sur la capacité de la France à respecter ses engagements. François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la banque de France, dans une communication faite il y a près de deux ans devant les membres de l’Académie des Sciences Morales et politiques, avait considéré que l’un des symptômes du mal français était que "nous multiplions les engagements de redressement mais jusqu’à présent nous ne les tenons jamais." Alors que nos voisins allemands "font systématiquement mieux que leurs prévisions et leurs engagements, et nous systématiquement moins bien". La Cour des comptes affirme, de son côté, qu'il est "crucial de respecter notre trajectoire sous peine de voir la France durablement décrocher de ses partenaires européens"
Pour illustrer l’urgence de respecter le Programme de stabilité dès 2025, la Cour a quantifié deux scénarios alternatifs de croissance ("croissance réaliste") ou d’ajustement ("la moitié des efforts") moins favorables que les prévisions gouvernementales mais davantage en ligne avec les tendances passées. Alors que la trajectoire annoncée supposerait un effort d’ajustement des finances publiques de 110 milliards d’euros à l’horizon 2029, la réalisation de seulement la moitié des efforts prévus d’ici la fin de la décennie ne permettrait pas d’éviter une augmentation du ratio d’endettement au-delà de 120 points de PIB au même horizon.
Quant au cumul de ces scénarios (croissance réaliste et ajustement moitié moindre que prévu d’ici 2029) il conduirait le ratio d’endettement à dépasser 125 points de PIB en 2029 et à s’approcher du seuil de 130 points de PIB dès 2031. Ce qui aboutirait à une charge de la dette de 112 milliards d’euros en 2029. Conclusion de la Cour des comptes : la France se trouve au pied du mur. "Avec une année 2025 déterminante pour amorcer enfin une trajectoire de redressement des finances publiques, après deux faux départs en 2023 et en 2024 (sic)".
Une progression record du "cœur" de la dépense publique
Le principal sujet est justement celui qui n’a pas été traité dans le cadre de la loi de finances pour 2025 qui vient d’être validée par le Conseil Constitutionnel. Il s’agit du rythme de croissance de la dépense publique. L’an passé la dépense publique a augmenté de 1,7 % en volume, soit plus que la croissance du PIB (1,1 %). Pour la Cour des comptes "le cœur" de la dépense a progressé de 2,7 %. Ce qui constitue, selon Pierre Moscovici, la progression la plus importante des quinze dernières années. Alors que dans le même temps les recettes fiscales ont été plus faibles que ce qui était prévu.
Pour la première fois depuis 2020, le ratio de dépenses publiques sur PIB a donc augmenté, passant de 56,4 % en 2023 à 56,7 % en 2024, un niveau supérieur de 7 points à la moyenne de la zone euro et de 3 points à son niveau avant-Covid. Derrière cette envolée, les sages de la Rue Cambon reconnaissent les efforts de l’État, mais pointent le rôle des collectivités locales, dont la dépense a progressé de 3,6 % entre 2023 et 2024. Quant à Éric Lombard, le fait de revendiquer un positionnement à gauche, ne l’empêche pas d’alerter sur les dépenses liées à la sphère sociale - retraites, remboursements médicaux, allocations, etc. – qui ont augmenté de 3,1 % en volume en 2024, pour atteindre 756 milliards d’euros.
Une situation qui fait le lit des extrêmes
On s’étonnera que dans ce contexte tendu sur les finances publiques où tout est fait pour conditionner les Français vers des efforts structurels nécessaires le Président de la République a profité du sommet sur l’intelligence artificielle pour jouer avec les milliards à l’occasion d’un journal de 20 heures. Il a notamment annoncé un programme d’investissement de 109 milliards d’euros qui mélange du public et du privé, de la vraie intelligence artificielle et des infrastructures basiques. Mais il y a une certaine forme d’irresponsabilité à donner ainsi au grand public, sans explication, un chiffre qui n’a aucun sens, alors que dans le même temps, le gouvernement explique aux Français, à juste titre, qu’il n’y a pas d’argent pour augmenter le nombre de lits d’hôpitaux, de classes ou de chars d’assaut.
Cette étrange communication présidentielle ajoutée à l’insatisfaction grandissante des Français devant la qualité des services publics qui leur sont fournis, finit par faire le lit des populismes et des extrémismes de tous bords. D’autant que certains à droite ont décidé de faire d’Elon Musk et de sa volonté de dégraisser le Mammouth fédéral américain l’exemple de ce qu’il faudrait faire en France. Le patron de Tesla et de SpaceX – déjà très ami de l’extrême droite italienne, allemande, et britannique – est régulièrement cité par Jordan Bardella et par Éric Ciotti. On pensait que l’extrême droite s’alimenterait surtout du désordre dans les rues, dans les cités et aux frontières du Pays. Et c’est finalement en se faisant fort de restaurer l’ordre dans les comptes publics qu’elle pourrait faire triompher sa cause. Une pression supplémentaire sur les épaules d’Éric Lombard et d’Amélie de Montchalin, qui sont les moins suspects de sympathie avec les extrêmes de toute sorte.
Reproduction et diffusion interdites sans autorisation écrite
ÉDITORIAUX
de la semaine