éditorial / Yves de Kerdrel
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Yves de Kerdrel
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La peur et la raison
par Yves de Kerdrel
Le premier tour de ces élections législatives précipitées devrait être marqué par une participation record. Un élément important de nature à embrouiller les cartes des sondeurs qui ont tous constaté, au cours des derniers jours, la montée en puissance du score éventuel du Rassemblement National, appuyé par les dissidents LR proches d’Éric Ciotti. En dépit de ces avertissements l’Élysée privilégie le scénario d’une absence de majorité et celui de la formation d’un gouvernement de « techniciens ».
Au cours des trois semaines écoulées, durant lesquelles les leaders d’opinion et les dirigeants économiques ont été marqués successivement par la sidération, la colère, l’inquiétude et la peur, les sondages, d’où qu’ils émanent, ont fait apparaître deux constantes. D’une part l’intérêt majeur porté par les Français pour ces élections législatives – à un niveau quasiment équivalent de celui qui est observé pour des scrutins présidentiels – avec comme corollaire une progression régulière du taux de participation qui pourrait atteindre près de 70 % avec un record de procurations enregistrées.
D’autre part la montée en puissance régulière du Rassemblement National, aidé par les candidats dissidents LR proches d’Éric Ciotti. Le parti de Jordan Bardella semble autant touché par les polémiques et par ses insuffisances que les ailes d’un canard par la pluie. Tous les sujets difficiles glissent sur son électorat qui est l’un des plus "décidés" dans cette élection. Bien sûr l’extrême-droite a pris soin de lisser au maximum son programme. Bien sûr le président du parti a poursuivi sa technique bien rodée consistant, lors des interviews ou des débats à ne pas répondre aux questions de ses contradicteurs, et à utiliser les 400 mots du vocabulaire de base de l’électeur moyen (méthode utilisée en 2007 par Nicolas Sarkozy). Bien sûr, les excès, les outrances et l’omniprésence de Jean-Luc Mélenchon ont créé plus de peur que celles liées à l’extrême-droite. Mais le fait est que ce qui paraissait invraisemblable il y a encore deux ans : le Rassemblement National est devenu le parti central du pays, c’est-à-dire celui par rapport auquel tous les autres se définissent.
Un rétrécissement du bloc central ?
De fait, si cette dynamique se poursuit, il est fort possible que l’on puisse savoir, dès ce soir, si le parti présidé par Jordan Bardella a de bonnes chances d’avoir la majorité absolue à l’Assemblée nationale au soir du dimanche 7 juillet. Il y aura un certain nombre de circonscriptions tests, de ballottages décisifs et de triangulaires avec ou sans désistement à la clé. Mais la vague sur laquelle surfe l’extrême-droite est tellement forte depuis le soir de l’élection européenne, que l’improbable et l’impensable puissent être, dès ce soir, une réalité.
L’autre grand risque de la soirée, c’est d’assister à un fort rétrécissement de ce que l’on a appelé, ces derniers jours, le bloc central. Avec un nombre de députés Renaissance divisé par trois et des députés LR deux fois moins nombreux qu’en 2022 lorsqu’ils avaient déjà commencé à disparaître de la scène politique. Cela voudra dire que la deuxième force en présence dans le pays et dans beaucoup de circonscriptions sera ce Nouveau Front populaire, tellement hétéroclite, qu’il paraît voué à se dissoudre dès le 8 juillet. Alors que c’est l’inverse qui pourrait se passer en raison du seul point commun qui le réunit : la détestation du Président de la République.
L’Élysée et le gouvernement de techniciens
Très curieusement, l’Élysée ne s’inscrit dans aucune de ces perspectives-là. Le scénario privilégié des conseillers d’Emmanuel Macron, au cours des tout derniers jours – et encore hier pour ceux avec lesquels nous avons échangé – reste l’hypothèse d’une absence de majorité pour chacun des trois grands blocs. Ce qui laisserait la possibilité de constituer un gouvernement de techniciens venus de différents horizons.
Plusieurs personnalités ont déjà été approchées par Emmanuel Macron au cours des derniers jours afin de savoir s’il pouvait compter sur eux. Il s’agit de Bernard Cazeneuve, ancien Premier Ministre de François Hollande, qui s’est démarqué de son mentor au sujet du Nouveau Front Populaire. Mais aussi de Jean-Pierre Raffarin. Idem pour Michel Barnier, qui a multiplié les offres de services au cours des deux dernières années. Ou pour Jean-François Copé qui appartient toujours au parti LR.
Tout cela paraît séduisant sur le papier et l’on comprend qu’au premier étage du Palais présidentiel on puisse tirer des plans sur la comète à partir de ces noms qui inspirent la sympathie et le respect. Mais il y a un côté contre-intuitif, dans la mesure où deux tiers des électeurs qui se sont déplacés lors des européennes ont exprimé à la fois un vote de colère et un vote "anti-élite". Or que peut-on trouver de plus "élitiste" qu’un gouvernement de techniciens ? Même si pour reprendre la formule d’un écrivain aujourd’hui passé dans l’obscurité et la désuétude, Michel de Saint-Pierre : "l’élite n’est pas seulement supérieure, elle est différente".
Le RN promet une surprise à Bercy
Le fait qu’Emmanuel Macron et ses proches fassent de ce scénario un raisonnement central, témoigne de l’optimisme du Chef de l’État, toujours convaincu qu’il a pris la bonne décision le 9 juin dernier. Ce qui ne l’a pas empêché de multiplier, en conseil des ministres les nominations sensibles de préfets et d’officiers généraux – notamment dans la gendarmerie – alors que beaucoup étaient en attente depuis plusieurs mois.
À l’inverse, du côté du Rassemblement National, les contacts se sont multipliés au cours de la semaine écoulée avec certains préfets, "cornaqués" par Christophe Bay, ancien préfet de l’Aube et de la Dordogne, devenu en 2021, directeur de campagne de Marine Le Pen. Également avec certains ténors du monde économique. Le parti d’extrême-droite aurait reçu une offre de services d’une personnalité de stature internationale capable de rassurer le monde patronal et les investisseurs. Et si cela peut s’avérer nécessaire afin de donner "un coup de reins" pour assurer le second tour, ce nom pourrait fuiter dans la presse d’ici quelques jours. Enfin l’état-major du Rassemblement National est en contact étroit avec de nombreux "grands flics". Pour des questions de sécurité s’agissant d’un certain nombre de ses candidats. Mais aussi pour un sujet d’ordre public au cas où les manifestations anti-RN venaient à se multiplier et à dégénérer.
Une rupture anthropologique
Comme le Commandant - dit "le Vieux" - dans le merveilleux film de Pierre Schoendoerffer, "le Crabe Tambour", qui mène sa dernière campagne alors qu’il est atteint d’un cancer, nous aurions envie de dire au médecin du bord : "Pas de leçon de morale, Docteur". Évidemment une marée populiste de droite n’est pas une bonne chose pour la France. Évidemment, si un tel fait politique intervient, cela aura des répercussions terribles sur notre économie, notre place dans le monde et notre prestige, à quelques jours des Jeux Olympiques de Paris 2024.
Mais qui donc pourrait feindre la surprise et l’étonnement ou crier au scandale. Le trop long feuilleton des "gilets jaunes" était le premier vrai symptôme d’une France déclassée qui exprimait son envie de renverser la table. Et l’erreur d’Emmanuel Macron a été de croire que par ses prestations de télévangéliste lors des grands débats, sa simple parole allait résoudre les problèmes comme les Rois de France guérissaient les "écrouelles". Le "chaos démocratique" - formule de Laurent Berger – créé par la pitoyable gestion de la nécessaire réforme des retraites est venue compléter ce cocktail explosif en préparation.
Toutefois la crise du pouvoir d’achat, très mal gérée par les plus grandes entreprises du pays, qui n’ont pas voulu voir cette rupture anthropologique que constituait le fait, pour des millions de Français, de ne plus pouvoir vivre des fruits de leur travail, a fini par donner à certains l’excuse de dire : le seul parti que l’on n’a pas essayé c’est le Rassemblement National. Comme la cigale de La Fontaine ils déchanteront vite à la fin d’un été durant lequel ce parti, s’il arrive au pouvoir, va beaucoup chanter et dépenser, plutôt que de s’attaquer au cruel problème de nos finances publiques. Et il découvrira à quel point Louis Aragon avait raison lorsqu’il écrivait : "le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard".
P.-S. : L’ensemble des sondages publiés au cours de la semaine passée donnent le Rassemblement National largement en tête du premier tour en nombre de voix. Le "Lucy Panel", développé par le communicant Sacha Mandel - qui a donné les résultats des élections européennes avec une précision remarquable - observe qu’à la différence de la présidentielle de 2022 et des dernières élections européennes de 2024 on n’observe pas, à cette heure, de dynamique pour LFI. Au contraire la tendance est à une poursuite de la dynamique haussière du RN. Pour la première fois depuis le début de la campagne, l’audience du parti présidé par Jordan Bardella dépasse 40 % en triangulaire moyenne nationale, face à de bonnes réserves pour Ensemble et de mauvaises réserves pour le Nouveau Front Populaire. Quant à la participation, elle poursuit sa hausse vers 70 %, sans certitude de l’atteindre à cette heure.
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