éditorial / Yves de Kerdrel
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Yves de Kerdrel
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Du K.-O. au Chaos
par Yves de Kerdrel
Les États-Unis qui ont longtemps incarné la stabilité, le libéralisme politique et économique, l’assurance d’une paix mondiale, voire une forme d’irénisme, sont désormais symbole de désordre et de chaos. Après la sortie des accords de Paris sur le climat, des concessions insensées faites à Vladimir Poutine et le discours antieuropéen de J-D. Vance à Munich, Donald Trump a déclaré la guerre commerciale mondiale. Si l’Europe n’est pas la seule concernée, son avenir dépend de sa capacité à faire face et à rester unie.
Longtemps nous avons cru à la Pax Americana. Après la Pax Romana et la Pax Britannica (de 1815 à 1870), les Américains se sont fait les champions d’un certain ordre mondial qu’ils ont mis en place après la deuxième guerre mondiale. Le mot ordre a plusieurs sens. C’est d’abord le contraire du désordre, et donc la condition indispensable au progrès humain. C’est aussi une garantie de paix, basée sur la dissuasion nucléaire, et sur un multilatéralisme dont Henry Kissinger a été le champion et qui donnait aux États-Unis le rôle de "gendarme" officieux des conflits régionaux sur la planète. Cette Pax Americana trouvait aussi ses racines dans la protection du pétrole saoudien et dans un commerce mondial apaisé.
Mais depuis le 15 août 1971 et la fin de la convertibilité du dollar en or, cette capacité des États-Unis à jouer collectif a connu quelques fissures. On nous a expliqué que "le dollar c’était notre problème". Puis Jimmy Carter a lâché le Shah d’Iran, donnant aux islamistes la possibilité de mener leur guerre sainte un peu partout sur la planète. Et enfin George W. Bush a favorisé l’entrée de la Chine dans l’OMC afin de pouvoir mener, avec l’aval de l’ONU – sauf la France (grâce à la clairvoyance de Jacques Chirac) – son intervention catastrophique en Irak. L’industrie chinoise a, de fait, mis au chômage des millions d’ouvriers américains… qui sont devenus les électeurs de Donald Trump 1 et encore plus de Donald Trump 2. C’est pour faire face à la terrible désindustrialisation américaine que le locataire de la Maison Blanche a donc déclenché mercredi cette insensée guerre commerciale mondiale.
Le flétan de Saint-Pierre-et-Miquelon
Une fois encore, il a fait exactement ce qu’il avait annoncé sans qu’à un seul moment l’Europe le prenne au sérieux. Bien sûr on ne s’attendait pas à ce que Saint-Pierre-et-Miquelon devienne le territoire français le plus taxé, parce qu’il vend du flétan aux Américains pour moins de… 2 millions de dollars par an. Bien sûr on n’imaginait pas que Donald Trump parvienne à mettre en équation des normes environnementales, des taux de change et un peu de TVA pour expliquer que sa manière d’agir relevait de la simple réciprocité. Surtout, personne ne pensait que le président de la première puissance mondiale allait tirer aussi gaiement une balle dans les deux pieds de son économie, en affaiblissant les consommateurs par de l’inflation supplémentaire et les actionnaires par la chute des cours de bourse.
Tout cela nous paraît invraisemblable et en même temps tellement prévisible. Car Donald Trump considère depuis longtemps les alliances comme des rackets de protection, où la valeur d’un partenariat pour les États-Unis réside dans le montant de la rémunération plutôt que dans la paix et la sécurité qu’il procure. Il ne croit ni au commerce ni à l’ouverture des marchés. Il a expliqué à maintes reprises sa volonté d’imposer des droits de douane exorbitants sur les importations américaines – jusqu’à des niveaux jamais vus depuis les années 1930 – même si tous les économistes estiment que cela entraînera un désastre économique. Et loin de s’intéresser à la défense de la démocratie et de l’État de droit, il admire et s’entend parfaitement avec les hommes forts qui s’opposent aux deux et les femmes de même tempérament (Marine Le Pen en France ou Alice Weidel en Allemagne).
L’embarras de Rodolphe Saadé
Maintenant la balle est dans le camp des pays pointés du doigt. Libre à chacun d’aller quémander une grâce à Washington, la corde au cou, à la manière des Bourgeois de Calais – en espérant ne pas être exécutés à la différence de ces derniers. C’est de cette manière que le Mexique a obtenu, pour l’instant, de ne pas subir de taxes. Donald Trump a voulu aussi montrer au reste du monde que la volonté de dialogue et de transaction manifestée par la présidente du Mexique, Claudia Sheinbaum, pouvait être récompensée.
En Europe, deux discours se font déjà face. Celui très offensif d’Emmanuel Macron qui demande à la Commission de prendre très vite des mesures de rétorsion. Et pour joindre le geste à la parole il a réuni à l’Élysée les représentants des différentes filières concernées afin de leur demander de surseoir aux investissements qu’ils avaient prévus de faire outre-Atlantique. Le principal concerné, le groupe CMA-CGM dirigé par Rodolphe Saadé - très proche d’Emmanuel Macron - qui a récemment annoncé, depuis le bureau ovale, un investissement de 20 milliards de dollars, n’a pas indiqué s’il allait suivre ou pas les recommandations présidentielles.
Coup de massue et "wake-up call"
L’autre discours à Bruxelles vise à nouer un dialogue avec Washington afin de trouver des accords au cas par cas, quitte à brandir des mesures de rétorsion concernant les géants de la tech. Ursula von der Leyen, a déclaré jeudi que l’Union Européenne va chercher à "construire des ponts" avec d’autres nations qui "se soucient d’un commerce équitable et fondé sur des règles". La Deutsche Bank a réduit ses prévisions de croissance pour la zone euro cette année de 0,8 % à 0,25-0,50 %, tout en abaissant ses anticipations de croissance aux États-Unis de 2,2 % à 1 %. Le Conference Board a également estimé que les politiques de Trump pourraient réduire le PIB de l’Union de 0,2 point de pourcentage cette année, bien en deçà de l’impact de 1,2 point de pourcentage attendu sur le PIB américain.
Mais il ne faut pas séparer cette nouvelle attaque de Donald Trump à l’égard de l’Europe, de celle qu’il a lancée sur le plan sécuritaire en ne la conviant pas aux pourparlers de paix concernant l’Ukraine et en votant avec la Russie aux Nations Unies. L’une des questions à l’agenda des Européens va donc être de s’interroger sur la manière de reconstruire une nouvelle relation transatlantique, naturellement très différente. L’autre sujet est de transformer ce coup de massue en "wake up call", comme nous y invite André Loesekrug-Pietri au nom de The Joint European Disruptive Initiative (JEDI).
Pour lui ce qui s’est passé cette semaine doit être l’occasion pour les Européens d’être enfin audacieux et rapides. Par la finalisation du marché unique en trois mois afin de tirer parti de la puissance de notre taille ; ce que nous ne faisons pas aujourd’hui. Par la construction d’une "IRA" européenne pour attirer les projets de fabrication afin d’utiliser cette crise pour redevenir une puissance industrielle et d’innovation. Par la lutte contre les surcapacités chinoises qui vont venir se déverser en Europe. Et en faisant des paris technologiques majeurs pour que les États-Unis dépendent à nouveau de nous. Notamment en matière d’espace, d’IA frugale, de biologie synthétique, ou d’informatique quantique. Il est temps de prendre acte que la Pax Americana a pris fin dans tous les domaines. Et d’en tirer toutes les conséquences.
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